08 - 09
2007
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La modernité prémonitoire d’Ida Lupino
Ida Lupino est de ces personnalités qui résonnent dans nos mémoires parce qu’elle a traversé un cinéma que nous connaissons, ou du moins que nous croyons connaître. Car notre ignorance commence avec elle et beaucoup d’autres, femmes et hommes, qui ont travaillé davantage pour un studio, un cinéaste, un genre filmique, une génération, que pour l’éclat propre de leur nom. Ida Lupino n’a pas recherché la notoriété. Ou plutôt, elle n’en a pas eu le temps car elle ne tenait pas en place à Hollywood. Actrice, elle est devenue scénariste, productrice et réalisatrice au cinéma puis à la télévision. Cela ne l’a pas empêchée d’avoir un enfant, trois maris, et de créer deux sociétés de production. Ida Lupino n’a jamais renoncé à quoi que ce soit, au contraire. Cette vie riche et concentrée confère une étrange modernité à son oeuvre qui prend sens dans le moindre de ses choix. Que ce soit les sept films qu’elle a réalisés au cinéma ou la cinquantaine pour la télévision (médium qu’elle a préféré à la fin des années cinquante pour préserver sa vie de famille) ils portent tous en eux la soixantaine de rôles qu’elle a interprétés de 1933 à 1978 au cinéma et la centaine pour la télévision des années cinquante aux années soixante-dix.
Ida Lupino, alors qu’elle vient de prendre la nationalité américaine, de se marier et qu’elle interprète Julia Thomas dans Lust for Gold de S. Sylvan Simon, co-écrit ou plutôt réécrit "Avant de t’aimer" (Not Wanted, 1949), en travaillant avec les comités de censure, pour sa société de production les Filmakers créée en 1949 (sous le nom de Emerald Production) avec son second mari, l’écrivain Collier Young. Parce que sa version est celle qui a été retenue pour le tournage, elle est désignée pour prendre en charge la réalisation interrompue au bout de trois jours par la maladie cardiaque d’Elmer Clifton. "Avant de t’aimer" lui permet d’emblée de questionner quinze années d’actorat au travers de ce nouveau travail derrière la caméra et de Sally Forrest qu’elle y dirige. L’actrice et la réalisatrice se découvrent dans ce qui est pour chacune une première expérience, pour l’une de jouer, pour l’autre de réaliser. Les deux femmes se ressemblent beaucoup, Sally Forrest est une façon pour Ida Lupino de continuer à se projeter devant la caméra tout en étant derrière. Lupino choisit ensuite Forrest pour interpréter le rôle du film "Faire face" qu’elle a composé à partir d’un épisode de son adolescence.
Le scénarios dramatiques d’Ida Lupino
Le schéma narratif de "Avant de t’aimer" (1949) est simple et annonce les autres : une tempête qui passe sur le fleuve tranquille d’une vie, et puis le retour du calme. Sally Kelton, impuissante face à la force de son destin, doit abandonner son enfant à la naissance. Séquence d’ouverture : un personnage féminin en manteau, l’air hagard, remonte une rue réelle de San Francisco sous le générique et tombe sur un berceau. Echange de regards avec l’enfant, puis enlèvement de ce dernier. La mère se rend compte de la disparition ; elle court derrière la kidnappeuse qui marche lentement avec l’enfant dans les bras, alerte la police et récupère son enfant «my baby, give me my baby». Elle regarde dans les yeux figés de la ravisseuse restée immobile qui ne sait que dire «but he is mine, he is my baby». La mère de l’enfant ayant porté plainte, le personnage est arrêté et mis en prison, l’image fond sur son visage placide : elle retourne dans son passé. Alors qu’elle vit encore chez ses parents un peu dépassés, elle flirte avec le pianiste du bar où elle est serveuse. Elle se livre corps et âme à lui. Suite à une algarade avec ses parents, elle se lance pour la première fois seule dans la vie et décide de rejoindre le pianiste parti pour Capitol City ; mais il ne donne pas suite à leur histoire arguant du fait que sa vie est avec son art et non avec elle. Grâce à l’aide, et l’amour surtout, de Drew, un pompiste blessé de guerre, elle trouve une petite situation à Capitol City. Suite à un malaise qui lui apprend qu’elle est enceinte (du pianiste), elle doit renoncer à la demande en mariage de Drew. Pour la deuxième fois elle est relancée seule dans la vie. Elle entre dans un hôpital pour «Unwed Mothers» et y vit le quotidien de nombreuses jeunes filles après la guerre. Elle reprend ensuite le travail, mais regrette son enfant. Elle le réclame auprès de l’hôpital. En vain : il été adopté par une famille très bien, de même religion qu’elle, lui explique-t-on. Cette scène précède et nous ramène à la séquence initiale du rapt d’enfant par une la sortie de prison. Drew l’attend. Les huit pages de dialogue final sont alors remplacées par une scène d’action pure silencieuse où les deux personnages, Sally et Drew, se poursuivent dans la ville, de rues en escaliers et en ponts, jusqu’à épuisement et réunion des corps. L’économie du scénario est concentrée sur un seul événement, tous les rebonds narratifs sont dirigés vers la résolution.
On trouve dans "Le Voyage de la peur" ("Hitch-hiker") (1953) la même logique narrative qui ramènent les personnages, après épreuve, à une vie normale. Deux hommes de classe moyenne sont en vadrouille loin de leur femme, ils prennent un auto-stoppeur pour leur malheur : c’est un criminel en fuite. Ils subissent les sarcasmes et l’ironie du tueur qui joue avec leurs nerfs. L’un de ses yeux reste toujours ouvert, ce qui fait que l’on ne peut jamais savoir s’il dort. Il faut toute la durée du film et un long voyage aux deux otages pour sortir de leur passivité : libérés de l’emprise du tueur, ils retournent chacun à leur foyer déserté. Si ce film se distingue des autres par l’absence de femmes, on y retrouve une concentration des thèmes qu’Ida Lupino aborde avec ses héroïnes dans ses autres films : la vie s’organise sur la capacité des hommes à s’accepter et à l’accepter comme telle.
Pour "Bigamie" ("The Bigamist") (1953), le personnage ne retourne pas à la situation initiale ; sa bigamie, révélée au grand jour, lui fait perdre ses deux femmes. Le juge le condamne finalement à vivre en homme responsable des conséquences de ses actes. Le film reste quant à lui distant. Le cinéma d’Ida Lupino juge rarement ses personnages (sauf peut-être l’entraîneur de Carole dans "Hard, Fast and Beautiful", 1951), se contentant d’en faire le portrait le plus exhaustif possible. Entre mélodrame familial et film noir, "Bigamie" fait déjà penser aux films pour la télévision que l’on connaît aujourd’hui.
Ida Lupino a anticipé le passage des histoires de cinéma aux histoires de télévision. Sa société de production Les Filmakers répond en 1949 à un essoufflement des grands studios qui finançaient et facilitaient la production et la distribution de films indépendants. Consciente d’être dans une «nouvelle vague», elle explique à la presse en 1950 que «si Hollywood voulait rester leader mondial du cinéma, il devrait faire plus d’expérimentation avec des sujets qui sortent des conventions.» C’est ce qu’elle fait en choisissant des thèmes comme le viol et la grossesse non désirée dans des films à petits budgets tournés sobrement en décors réels. La télévision la ramène ensuite à des genres codés mais dans le cadre nouveau de séries. Elle produit, et y partage l’affiche, avec son troisième mari Howard Duff la série comique "Mr Adams and Eve" (1956-58), pour laquelle elle est nominée aux Emmy comme meilleure actrice en 1958 et 1959.
Quand elle accepte de réaliser et de coproduire un dernier grand spectacle de cinéma, c’est pour une comédie religieuse en couleur, "Dortoir des anges" ("The Trouble With Angels") qui aborde en 1966 la question de l’homosexualité féminine. Deux jeunes filles, les deux «creeps» (serpents) comme les appellent leurs camarades de pension, Mary et Rachel, se lient d’amitié dans le service de bêtises à répétition qu’elles organisent toutes deux dans le couvent de San Francis Academy, trois ans durant. Elles sollicitent plus que jamais l’attention de la Mère Supérieure qui les découvre dès leur arrivée fumant ensemble des cigarettes dans les toilettes. Cela ne les empêche pas de se mettre plus tard aux cigares dans la cave du couvent : la fumée est telle que l’on croit à un incendie, ce sont les pompiers qui éteignent leur cigare. La structure relationnelle triangulaire se construit au fil des catastrophes successives sous la forme d’un film double. Il est très bavard, bruyant lorsque l’on se trouve avec Mary qui a les brillantes idées et Rachel qui raconte sa vie. Il est silencieux, recueilli quand les nonnes entrent dans le champ. Toute la mise en scène repose sur un jeu de regards entre ces femmes de tous âges, les cadres larges imposent aux personnages une vie communautaire où ils ne sont jamais seuls, toujours quelqu’un qui regarde, qui écoute. Une ligne narrative se détache alors entre La Mère Supérieure et la jeune pensionnaire orpheline Mary qui ne cessent de s’observer l’une l’autre en silence : les quelques rares gros plans du film sont dévolus à leurs regards fixes. Après les examens qu’elle réussit, Mary décide de devenir religieuse et donc de rester avec La Mère à la grande déception de sa jeune amie Rachel. On ne la voit cependant jamais prier. Ida Lupino installe autre chose que la dévotion, quelque chose comme de l’amour, qui donne une forme d’ambiguité aux relations entre toutes ces femmes. «La vocation de Mary est ainsi le lieu de résolution des conflits de la condition féminine de l’adolescence prise dans les arènes du travail, de la famille, de la sexualité et de la spiritualité.»
Ida Lupino au festival de Deauville 2007 : rétrospective et correspondances
Même si les films d’Ida Lupino peuvent apparaître datés par le fait qu’ils s’inscrivent de façon quasi-documentaire dans le contexte de leur époque du début des années cinquante, leur modernité surgit dans des films contemporains qui doivent démêler finalement les mêmes questions qui se posent toujours aujourd’hui. "Rocket Science" (2007) de Jeffrey Blitz, prix du jury révélation du Festival de Deauville, projeté en même temps que la rétrospective Lupino, en est comme éclairé. Un jeune bègue, qui rappelle directement le personnage de la jeune danseuse atteinte de polyomyélite dans "Never Fear", est sollicité par une lycéenne ambitieuse, qu’on peut assimiler à la jeune sportive de "Hard, Fast and Beautiful", pour participer à des championnats annuels de débats. Il est vite avéré que cette jeune fille le manipule pour parvenir à ses fins : gagner le championnat. L’amour qu’il éprouve pour elle le transporte douloureusement vers une forme d’accomplissement : il se rue dans le travail, déploie techniques et sollicite aides pour maîtriser enfin le langage. Il suit alors le même parcours que les personnages Lupiniens : victimes ne se révoltant pas et assumant leur besoin d’être aidés. Cette belle histoire sur l’adolescence s’achève sur un accent particulièrement Lupinien : quand le héros Hal Hefner parvient à prononcer ses discours, il ne lutte pas pour obtenir une reconnaissance particulière, il ne se transforme pas dans l’épreuve en super-héros. Hal était privé de manger une pizza car, la désirant trop, il ne pouvait en prononcer le nom ; à la fin du film, Hal se dirige vers une pizzeria, prononce le mot pizza et dévore, seul à une table et ravi, les parts de pizza que le tenancier, harassé de sa journée, lui a offert au lieu de les jeter. On pourrait déplorer que les désirs de Hal, qui a réussi à vaincre son handicap, n'aillent pas au-delà d'une part de pizza. Que son regard sur le monde ne soit pas au moins aussi grand que son courage l'a été. Que le film n'honore pas, enfin, la gloire de son héros. Mais non, rien n'est à déplorer. Il n'y a qu'à se réjouir de l'humilité et de la simplicité de ce dénouement que la séquence étourdissante (montage parallèle d'une scène de rupture et d'un championnat de débats) du début nous faisait désirer.
* sur l'auteur du texte :
Diplômée en littérature et philosophie, Yola Le Caïnec termine actuellement une thèse sur le cinéma américain et notamment sur George Cukor. Le travail d’Ida Lupino offre, en contrepoint à la carrière de Cukor, un autre visage d’Hollywood. A l’occasion de la rétrospective sur Ida Lupino (voir billet précédent...), Yola a proposé une participation au blog CinémaniaC spécial 33ième festival de Deauville sous la forme d’un texte sur ce cas unique dans les annales d’Hollywood : le phénomène Ida Lupino, actrice, réalisatrice, féministe avant l’heure, dont le nom est familier à tous les cinéphiles mais dont les œuvres sont aujourd’hui peu connues en France. Un regard expert est donc bienvenu ! Comme je le disais dans mon billet précédent, cette rétrospective sera ensuite reprise par la cinémathèque française du 12 au 19 septembre 2007 à Paris**.
Lire aussi l'article de Yola Le Caïnec sur le site de la BIFI...
Mots-clés : USDeauville 2007, Ida Lupino, The Bigamist, Hard Fast and beautiful, The trouble with angels, Le Voyage de la peur, Rocket science, Jeffrey Blitz